15 mai Gbanga-Tita et Tous les autres s’appellent Ali

Le court    Gbanga-Tita de Thierry Knauff

07’00; Documentaire; Portrait; Belgique, France; 1994 Une pure leçon de cinéma sur le pouvoir du hors-champ. Lengé nous emporte…

Lengé est un pygmée Baka. Parmi les siens, dans la forêt équatoriale, au sud-est du Cameroun, Lengé est conteur. Il connaît les récits du début du monde et les mélodies de Tibola, l’éléphant blanc… Il est le dernier conteur de cette partie de la forêt.

Ce qui nous étreint dès les premières images de Gbanga-Tita, ce sont les inflexions du visage et de la voix, cette façon que Lengé a d’être ailleurs (ses yeux parfois dans le vague) et ici (son écoute du chœur des enfants) , un ailleurs dont il a le secret (qui touche à sa mémoire de conteur Baka) , un ici qui l’expose à ceux qui viennent après lui (il est le dernier conteur et les enfants dont il a le souci sont une promesse d’à-venir). Dans les cartons de la fin du film, Thierry Knauff nous apprend que Lengé est mort « quelques semaines après (leur) rencontre ». Ce dernier mot « rencontre » nous donne une indication sur le réalisateur. Il aurait pu aussi bien écrire « tournage » ou « film » mais c’est « rencontre » qu’il retient. Le mot rassemble finalement ce que doit être le film. C’est ainsi que nous découvrons Gbanga-Tita : nous rencontrons et Lengé et le film. Une histoire de grain (de peau, de pellicule et de voix) , une histoire de regard et d’égard (pour celui qui est filmé et de proche en proche celles et ceux qui regardent).

LE FILM

 Tous les autres s’appellent Ali

de Rainer Werner Fassbinder

 

Sorti en salle mars 1974, avec  Brigitte Mira, El Hedi Ben Salem, Barbara Valentin, Irm Hermann, Doris Mattes, Katharina Herberg, Hark Bohm … Titre « français » parfaitement débile pour un film parfaitement magnifique

 

Il pleut. Il pleut des cordes. Fichue météo qui oblige Emmi à pousser la porte d’un bistro. Dégoulinante de pluie. Hésitation. Des paires d’yeux qui se braquent sur l’intruse. Une tenancière aussi plantureuse que peroxydée qui lève un sourcil surpris. Ici, on n’a pas l’habitude. Les clients restent entre eux, entre déprime et fatigue, entre femmes en minijupes moulantes et le juke-box qui passe et repasses des musiques arabes. Hésitation encore. Emmi finit par s’assoir. Et commande un Coca. Et déclenche une histoire. 

Une histoire qui pourrait se résumer en quelques phrases. Dans un café fréquenté par des travailleurs étrangers, Emmi fait la connaissance d’Ali. Banal. Sauf qu’Emmi a une soixantaine d’années et qu’Ali en a une bonne vingtaine de moins. Sauf qu’Emmi est allemande et Ali marocain. Sauf qu’il l’invite à danser un tango. Sauf qu’il continue de pleuvoir des codes, que le dernier métro est parti, et qu’Emmi lui propose de monter chez elle. Au sec. Et voilà le petit monde propret d’Emmi – ses enfants, ses collègues, ses voisins d’immeuble et même l’épicier d’en face  - scandalisé. La honte ! Bonheur tabou qui se fracassera dans les interdits de la société conformiste. Mais pas que. Parce l’histoire est signée Rainer Werner Fassbinder.

Tous les autres s’appellent Ali. Mais qui a eu l’idée d’affubler le film d’un titre français aussi débile ? Un malentendu ? « El Hedi Ben Salem, c’est trop compliqué»  explique ledit Ali à Emmi qui lui demande son nom.  Alors, tout le monde les appelle Ali, ces travailleurs étrangers venus des pays du Maghreb ou de Turquie pour faire tourner l’économie allemande. «Voilà, maintenant je suis Ali, ça me va ».

Rendons-lui d’abord son nom : « Angst fressen Seele auf », mots prononcés par le protagoniste dans un allemand trébuchant. Autrement dit : « la peur dévore l’âme ». La peur, il connaît, lui l’émigré, le « travailleur invité » comme on dit dans les années 1970. Cette fois, c’est elle qui  a peur du lendemain, éblouie par  la fulgurance de l’amour qu’elle éprouve. Il la rassure, il ne faut pas se laisser dévorer.

Fassbinder a dévoré la vie, ou c’est la vie qui l’a dévoré. En mode accéléré.  Né en 1945. Mort en 1982. En 16 ans de période créatrice, un CV à donner le vertige : quatre pièces radiophoniques, 14 pièces de théâtre, six adaptations, 44 films pour le cinéma et la télévision, les paroles de douze chansons et une cinquantaine de scénarios. Seize ans menés à toute vitesse, à portraiturer et à polariser la société allemande comme personne avant lui.

Seize ans dans la frénésie de faire, de jouer, d’écrire, de tourner, tourner et encore tourner, toujours concentré, à fond dans son sujet. Rebelle, homme qui aimait les hommes, qui aimait les femmes, qui se perdait dans les excès. Terrassé en plein montage de « Querelle (sorti posthume)  par une overdose – d’aucuns disent qu’il aurait choisi de partir, Fassbinder est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands cinéastes du 20e siècle, inspirant de nombreux réalisateurs, notamment  François Ozon et Fatih Akin.

Dans Tous les Autres s’appellent Ali, Fassbinder nous entraîne dans le milieu de la main d’œuvre étrangère. Le jeune Rainer avait appris à le connaître alors qu’il avait seize ans. Ses parents divorcés, le garçon était parti vivre chez son père, un « marchand de sommeil » qui achetait des maisons pourries, les faisait grossièrement retaper, les divisait pour les louer à des travailleurs étrangers qui s’entassaient sur quelques mètres carrés.

D’un bout à l’autre de son film, Fassbinder place la figure de l’immigré en relation constante avec ceux qui le discriminent. Il montre ainsi la xénophobie et le racisme qui s’infiltrent dans l’histoire d’amour entre ses personnages : discrimination intériorisée par Ali au point de se faire une raison quant à une intégration presque impossible, racisme « banal », à peine conscient chez Emmi qui blesse sans s’en rendre compte l’homme qu’elle aime.

Une scène en particulier renvoie sur l’enracinement historique du racisme qu’elle laisse deviner : une voisine d’Emmi qui a appelé la police pour se plaindre du bruit que font Ali et ses amis est déçue par la tolérance des deux policiers et regrette que l’ordre ne soit plus aussi fermement maintenu qu’autrefois. Cet « autrefois », c’est bien entendu la période nazie.

C’est l’un des traits de la société allemande que Fassbinder a voulu saisir et dénoncer plus que tout autre cinéaste outre-Rhin, l’absence de rupture nette avec la période la plus noire de son histoire.  Une dénonciation que l’on retrouve aussi dans ‘Les Larmes amères de Petra von Kant’ (1972), ‘L’Année des treize Lunes’ (1978), ’Le Droit du plus Fort’ (1975) ou bien encore ‘Lola, une Femme allemande’ (1981).

Mort trop tôt, selon la formule consacrée. Ses œuvres sont restées extrêmement personnelles et singulières. Dire de Rainer Werner Fassbinder qu’il était l’auteur le plus doué de l’Allemagne d’après-guerre serait un euphémisme. Cinéaste unique à tous égards, il n’était pas qu’un réalisateur allemand : il s’inscrivait dans le cinéma européen, avec un désir secret mais inassouvi de faire ses preuves même à Hollywood. Si les années 1960 furent la décennie de Jean-Luc Godard, les années 1970 furent les années Fassbinder.

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