Friedrich Wilhelm Murnau
Pas une parole, mais une caméra dans la tête
Le film idéal n’a pas besoin de mots, affirmait celui qui, pour échapper au parlant, partit tourner son dernier muet, Tabou, dans les mers du sud.
Murnau donc. Un maître du classique absolu dont seulement douze films sur vingt-et-un ont été retrouvés, conservés et magnifiquement restaurés. Douze copies silencieuses qui font le bonheur des cinéphiles. Immense bonheur de voir ou revoir Le dernier des hommes (1924), Faust (1926) ou L’aurore (1927), Château Vogelöd (1921), Tartuffe (1925) ou bien le mythe entre les mythes, Nosferatu. Pour le plaisir, certes, mais aussi pour tenter de cerner la personnalité de ce cinéaste aussi célèbre dans les années vingt que le furent ses contemporains Fritz Lang et Ernst Lubitsch, mais qui continue d’être un grand inconnu.
Friedrich Wilhelm Murnau, de son vrai nom Plumpe, est né en 1888 à Bielefed dans une famille aisée et très à cheval sur les principes. Un père autoritaire qu’il ne porte pas vraiment dans son cœur, une mère effacée qu’il adore. Plumpe (lourdaud): un patronyme apparemment difficile à porter pour un jeune homme sensible, féru de littérature, admirateur de Voltaire, et qui de surcroît est l’élégance même. Aussi, lorsqu’il décide au grand dam de ses parents de s’engager dans la voie du théâtre, se fait-il appeler tantôt Wilhelm von Nutten, tantôt Murnascha, Fred ou Bayard avant de finalement choisir Murnau. Probablement en souvenir de vacances passées en compagnie de son amant Hans Ehrenbaum-Degele dans la petite ville bavaroise de Murnau.
Et puis c’est la guerre. Et c’est la mort de son compagnon Hans sur le front russe. Séjour en Suisse. Puis retour à Berlin où il opte pour le cinéma, souhaitant exploiter ce media pour «expérimenter de nouveaux procédés». En 1919, un premier film Der knabe in blau, que l’on n’a jamais retrouvé. Un second Satanas, puis un troisième Désir, également portés disparu tout comme Le bossu et la danseuse. Nous voici en 1922, Murnau qui enchaîne tournage sur tournage en est à son dixième long métrage: Nosferatu, une symphonie de l’horreur, première adaptation à l’écran du fameux roman de Bram Stoker. C’est d’ailleurs davantage une appropriation personnelle détournée de l’œuvre originale qu’une adaptation. Ce qui explique que le titre ne soit pas «Dracula». Ce qui lui valut aussi d’être attaqué en justice par la veuve de l’écrivain pour plagiat. Quand on pense qu’elle obtint gain de cause et, dans la foulée, la destruction des négatifs! Mais heureusement quelques copies ont pu être sauvées!
Avec Nosferatu, reflet du courant artistique et cinématographique qui domine dans l’Allemagne de Weimar, Murnau atteint à la pleine maîtrise de ses moyens. Septième art, peinture, architecture, mysticisme s’y rencontrent dans un film exemplaire par la précision des cadrages et par la complexité du montage. Tout en appartenant au mouvement expressionniste qui préconise le tournage exclusivement en studio, Nosferatu s’en détache en introduisant des extérieurs à l’étrangeté intemporelle: un château des Carpates, une rue de Lübeck, une maison en ruines. Par ailleurs, les angles insolites, l’utilisation minimale d’objets et surtout l’éclairage, les jeux suggestifs d’ombres menaçantes et de lumière témoignent comme chez aucun de ses contemporains de l’influence du théâtre. On a beaucoup écrit et disserté sur Nosferatu, sur la subjectivité et l’inconscient, le mystère et l’imaginaire, la communion entre les personnages et la nature, l’ambivalence d’Orlok (comte/vampire), de Knock (notable/fou), de Hutter (mari hétérosexuel/amant homosexuel) ainsi que sur le parallèle entre le monde des vampires et celui des humains. Le film a même suscité deux courants d’analyses. Pour les uns, il s’agit d’une prédiction de l’avènement du nazisme et d’Hitler; pour les autres, d’une personnification de la peinture romantique. Certain prétendent aussi que Nosferatu renverrait au Cri silencieux d’Edvard Munch. Quoi qu’il en soit, les 540 plans dont est composé Nosferatu sont tous des images exceptionnellement belles, réalisées par un Murnau qui donne libre cours à son talent. Des plans palpitants sur ses thèmes de prédilection que sont la hantise de la mort et l’amour impossible.
D’inspiration naturaliste, Le dernier des hommes a été entièrement tourné en studio. Murnau nous y retrace la déchéance sociale et morale d’un portier d’hôtel relégué aux lavabos. Double symbolique: la perte de l’uniforme qui équivaut à une dégradation (la défaite de l’Allemagne militarisme condamnée au désarmement) et la vieillesse qui préfigure la mort (isolement sépulcral au sous-sol en opposition au rez-de-chaussée qui donne accès au monde extérieur trépidant de vie). Coexistence de la pauvreté et de la richesse, du luxe de l’hôtel et de la vétusté des taudis prolétariens. Deux mondes diamétralement opposés, mais où règnent les mêmes préjugés, la même bêtise et la même méchanceté. Deux rôles principaux dans ce film, interprétés par le légendaire Emil Jannings et… par la caméra. Une caméra portée sur la poitrine, perchée sur un ascenseur, juchée sur une bicyclette ou des patins à roulettes, traversant portes et fenêtres, dont Marcel Carné disait qu’elle possédait une autonomie qui en faisant un «personnage du drame». Sans parler des travellings, des plongées et contre-plongées, des flous et des surimpressions, des lentilles déformantes, des raccords de maquette avec des décors grandeur natures. Une virtuosité sans précédent, qu’on a mille fois chercher à imiter depuis.
Bien que son Tartuffe n’ait pas fait recette en Allemagne, ce film lui ouvre les portes d’Hollywood où il signe un contrat de quatre ans avec la Fox-Film-Corporation. Tournée aux Etats-Unis, L’Aurore (Sunrise, 1927) met en scène un couple de paysans à la psychologie sommaire, archétypes plutôt qu’individus, dont le quotidien va être radicalement bouleversé par l’irruption d’une étrangère venue de la ville. L’arrivée du mal, du sexe et de la débauche dans un univers jusque-là serein. Deux femmes en lutte pour, l’une séduire l’homme, l’autre, le garder. Deux univers qui s’entrechoquent dans des images contrastantes de marais, de brumes opaques, de places et de bâtiments gigantesques. Un assassinat manqué. Un sauvetage de dernière minute. Et le bonheur qui revient à l’aurore, avec le levé du soleil. Une admirable méditation sur l’amour où le cours de la vie semble épouser l’alternance de la lumière et de l’ombre.
La vulnérabilité du couple, le thème des amants maudits sont encore le sujet de Tabou, le dernier film de Murnau. Sujet auquel s’ajoute l’accord de la chair et de l’esprit dans l’érotisme, ce qui est nouveau dans son œuvre. Pour le scénario, il s’associe d’abord avec le grand documentariste Robert Flaherty. Mais la chimie ne fonctionne pas entre ces deux hommes. Finalement, Murnau finance et tourne seul. Tabou est d’une étrange beauté, sans intertitre, mais entrecoupé de textes qui présentent le sujet. Messages écrits, écriteaux, mots gravés dans l’écorce des arbres, extraits de carnets de bord prennent le relais pour raconter l’histoire d’un bout de paradis des mers du sud qui tourne à la tragédie. Tout y est transparence, vivacité et sensualité jusqu’à l’arrivée d’intrus. Images de pêcheurs qui se rafraîchissent dans l’eau pure d’une cascade. Un couple d’amoureux. Un bateau qui apparaît à l’horizon. Un conflit entre la civilisation des Blancs et celles des Maoris, entre l’amour et les conventions sociales. La mort de Murnau dans un accident de voiture sur la route de Santa Monica, en Californie, juste quelques jours avant la première du film, lui confère le caractère d’un testament: un hymne au bonheur sensuel, perdu avant d’avoir été consommé.
Jacqueline pour les Z’allucinés