Stanley Kubrick

Nom: Kubrik. Prénom: Stanley.

Signe particulier : perfectionniste

Treize longs métrages en 46 ans. Et une première place au panthéon du cinéma

 

A seize ans Stanley Kubrick voit ses photos d’amateur publiées dans le magazine new-yorkais Look. A dix-sept ans, la rédaction l’engage comme reporter. A vingt-et-un ans, il réalise Day of the Fight, un court métrage consacré au boxeur Walter Cartier. Dans cette même veine documentaire suivront Flying Padre (1950-51) et The Seafarers (1953). A vingt-trois ans, inspiré par la lecture de Conrad et de Dostoïevski, il tourne sa première fiction, Fear and Desire, un film de guerre sur les errances du subconscient, la déchéance et la déshumanisation. Au demeurant, une thématique qui marquera quasiment toute son œuvre.

Fear and desire

 

Une œuvre d’une portée immense, même si elle ne compte que treize longs métrages. Et derrière ces treize longs métrages, il y a l’homme, le réalisateur méticuleux à l’extrême, qui accumule des tonnes de documents, noircit des dizaines de cahiers avant de se mettre au travail, qui prend tout son temps pour mûrir un projet. Et qui fait dans tous les genres: noir, guerre, science fiction, dérision, péplum, épouvante, histoire, sexe.

 

Se pencher sur son œuvre, c’est aussi aller à la rencontre d’un Kubrick épris de littérature qui passe des journées entières dans sa bibliothèque – ce n’est pas un hasard si ses films sont presque tous des adaptions livresques. On côtoie un musicologue étonnement éclectique, puisant aussi bien dans le jazz, la valse viennoise, la composition synthétique que dans le répertoire de Schubert, Händel, Rossini, Rimski-Korsakov, Beethoven ou Ligeti. Non pas pour soutenir l’image à bout de notes ou faire joli à l’oreille, mais allant jusqu’à confier aux partitions le rôle d’intervenir, de raconter ou de déranger.

 

Non-dit érotique

Le succès populaire n’est pas toujours au rendez-vous. « Si Lolita n’a pas bien marché, c’est parce qu’il n’était pas assez érotique». Dixit Kubrick. On sait que pour échapper à la pression des ligues moralisantes, il était parti tourner en Angleterre. Mais contraint de se soumettre aux règles de la censure, il avait dû substituer à l’érotisme du roman de Nabokov un trouble non moins délicieux, le non-dit. Quoi de plus évocateur que cette scène où Humbert (James Mason) se saisit des pieds de Lolita (Sue Lyon) pour lui mettre du vernis à ongle? Ce fabuleux jeu de séduction, d’équivoques, de situations burlesques et d’humour s’est vu décerner un Golden Globe en 1963.

 

Avant Lolita, on avait eu droit à Killer’s Kiss (Le Baiser du Tueur, 1955), une histoire de gangsters et d’amour (à obstacles) entre un boxeur (Jamie Smith) et sa voisine (Irene Kane). Un cocktail hallucinant d’approche documentaire et d’expérimentation optique où la caméra se maintient au plus près des scènes de poursuite sur les toits de New York ou de combat dans un dépôt de poupées – à la hache! Un regard sur Killing (L’Ultime razzia, 1956) nous rappelle que Kubrick était un fameux joueur d’échecs. Quand on sait qu’un simple pion peut renverser un roi, qu’un fou peut franchir toutes les diagonales et qu’une reine n’est pas nécessairement fiable, on est à même d’imaginer une histoire (diabolique) où chacun s’attache à scruter l’autre, attendant le grain de sable qui détraquera la machine. Un hold-up, un carnage, un brave toutou auquel personne ne s’attendait et une valise qui ferme mal. Bien sûr qu’on se souvient tous de ces dollars dispersés par le souffle de l’avion que Johnny (Sterling Hayden) aurait tant voulu prendre.

 

Comme on se souvient de Paths of Glory (Les Sentiers de la Gloire, 1957). Des poilus qui croupissent dans des tranchées face à un poste allemand réputé imprenable. Deux généraux (Adolphe Menjou et George Macready) qui ordonnent un assaut suicidaire. Un colonel (Kirk Douglas) qui s’y oppose, puis cède. L’attaque tourne à la boucherie et le moins étoilé des généraux de réclamer, à titre d’exemple, l’exécution de trois soldats injustement accusés de lâcheté. S’il fustige l’armée, Kubrick n’avance aucune thèse, ni pacifiste et encore moins patriotique. Il se contente de nous démontrer l’absurdité d’un système.

 

D’un général à l’autre

Ce qui ne fut pas du tout du goût d’un autre général. D’un vrai celui-là: un certain Gèze, chef des troupes françaises stationnées à Berlin. Le soir de la première, une cinquantaine d’officiers, de légionnaires et d’appelés investissent la salle, hurlant, lançant boules puantes et pétards. Quatre jours plus tard, le 25 juin 1958, Gèze interdit le film dans les arrondissements placés sous son autorité. Le maire Willy Brandt hausse les épaules et déplore. Mais notre général n’a pas dit son dernier mot ! A quelques jours de l’ouverture du Festival International du film qui, à l’époque, se déroulait en juillet, il menace de retirer les films français en compétition si l’on continue de projeter les Sentiers de la Gloire dans les deux autres secteurs occidentaux de la ville.  Devant ce chantage, les producteurs américains annoncent leur intention de boycotter le festival. On négocie. La fête du cinéma est sauvée, mais Paths of Glory est banni des salles pendant toute la durée de la Berlinale. Il ne sortira en France que quinze ans plus tard.

 

Et cet œil globuleux qui nous observe de dessous ses faux cils… Mais oui, c’est bien celui d’Alex (Malcom McDowell), ce meneur de bande qui viole et tue à coups de… sculpture phallique, qui sème violence et terreur au hasard de ses virées nocturnes. Arrêté puis soumis dans un laboratoire à une cure de dé-criminalisation et de dé-sexualisation, il en viendra à lécher les bottes que l’homme qui l’a rossé. Un film vraiment à part que ce Clockwork Orange (L’Orange mécanique, 1970-71) qui agresse le spectateur et le fait basculer dans un autre monde. Un monde qui n’a rien à voir avec celui de Barry Lyndon (1973-75), lequel s’étire tel un défilé de toiles de maîtres de la moitié du 18e jusqu’en 1789. La critique avait d’ailleurs été déconcertée par son ton volontairement désuet et la somptuosité de ses compositions picturale. Avec Spartacus, tourné 15 ans plus tôt, notamment en Libye, c’est le film qui empochera le plus d’Oscars.

 

Avec The Shining (1980), Kubrick adapte un roman de Stephen King et nous plonge dans la folie meurtrière d’un écrivain interprété par Jack Nicholson. La synopsis pour rafraîchir nos mémoires: Jack Torrance décide de se retirer avec sa femme (Shelly Duvall) et son fils Danny (Danny Lloyd) dans la solitude inspiratrice d’un hôtel fermé l’hiver. Mais Danny, qui possède un don de médium, est effrayé à l’idée d’habiter ce lieu qui a été le théâtre d’événements terribles en attente de se reproduire. Sept ans plus tard, Full Metal Jacket aborde le conflit vietnamien, plus précisément se sert de l’inutilité et de la brutalité de la guerre pour montrer des jeunes recrues brimées, engueulées, décervelées, entraînées, comme on dit, pour au final réussir à tuer une femme. Enfin, comment ne pas évoquer Eyes Wide Shut, les fantasmes adultères d’Alice (Nicole Kidman), le trouble de son mari (Tom Cruise) qui cède à la jalousie et au jeu de la tentation, qui entame un périple nocturne où ses obsessions le mènent en des lieux étranges et dangereux. Un cauchemar freudien, les yeux grand fermés.  

 

Le 7 mars 1999 nous a enlevé Kubrick, et avec lui quelque chose d’irremplaçable, un motif d’admiration. Nous reste son œuvre pour nous réconcilier avec son départ.

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